Chapitre 2

 

SUR LA ROUTE D’HÉLIOTROPE

 

 

Les compagnons n’auraient pu sembler plus hétéroclites. Jarlaxle chevauchait une jument maigre et haute de dix-sept paumes au moins. Il était vêtu de ses plus beaux habits : soieries, grande cape enveloppante, immense chapeau violet à large bord orné d’une plume de diatryma gigantesque. Il paraissait indifférent à la poussière de la route, tant ses vêtements étaient immaculés. Mince et gracieux, il montait, le dos parfaitement droit, à la manière des nobles de grande lignée. On pouvait aisément le prendre pour un prince de la société drow, sombre émissaire rompu aux subtilités de la diplomatie.

Le nain chevauchant à ses côtés, sur un âne, s’il vous plaît, était à mille lieues d’un tel raffinement. Trapu et grossier, Athrogate aurait pu passer aux yeux d’éventuels observateurs pour la source de la boue de la chaussée. À l’agacement manifeste du pauvre équidé, il portait une armure en cuir et en métal avec une pléthore de boucles et de sangles. Il ne s’était pas donné la peine de seller sa monture et se contentait de serrer fortement ses jambes autour des flancs de l’infortuné animal, qui avançait les jambes raides, ce qui conférait à son cavalier une allure chaotique et sautillante. Ses deux morgensterns gris en verre d’acier formaient un X dans son dos avec leurs têtes à pointes qui se balançaient au rythme décousu du pas de l’âne.

L’abondante pilosité d’Athrogate tranchant avec l’apparence imberbe du drow, dont le crâne luisait, lisse et noir, sous les bords de son grand chapeau, complétait ce tableau saugrenu ; quand, en quelques rares occasions, Jarlaxle avait soulevé son couvre-chef, il s’était en effet révélé totalement dépourvu de cheveux et de poils, à l’exception de deux sourcils minces et anguleux. Athrogate portait sa crinière avec la fierté d’un lion. Une chevelure sombre, abondante, surplombait sa tête et partait dans tous les sens, pour se mêler à une profusion pileuse qui sortait de ses oreilles ; une fois de plus, il avait tressé sa longue barbe, avec une raie au milieu, et attaché les nattes au moyen de liens ornés de pierres précieuses bleues.

— Ah, ne sommes-nous pas ces grands héros ? demanda Athrogate à son compagnon de voyage.

Devant eux chevauchaient Artémis Entreri et Calihye, précédés de deux soldats qui ouvraient la route. Derrière le drow et le nain, deux autres hommes d’armes fermaient la marche et escortaient un cercueil contenant le corps de la commandante Ellery, jeune chevalier à l’avenir autrefois prometteur, nièce du roi Gareth Tueurdedragons et officier dans l’armée héliotrope. Le peuple des Terres héliotropes portait le deuil d’Ellery. L’héroïne avait été fauchée à l’intérieur d’un étrange château apparu dans les tourbières de la Vaasie, au nord de la cité demi-orque de Palischuk.

Jarlaxle se réjouissait du fait que seuls Entreri et lui connaissaient les circonstances réelles de la mort d’Ellery, survenue de la main d’Entreri lors d’un combat opposant Ellery et Jarlaxle.

— Des héros, oui, finit par répondre le drow. Ne te l’avais-je pas prédit lorsque je t’ai tiré de ce trou ? Ruminer ta colère après la disparition infortunée de Canthan aurait été une attitude stupide, alors que tant de gloire était à notre portée.

— Qui te parle de colère ? protesta Athrogate. Je voulais simplement pas avoir à manger cet idiot.

— C’était bien plus que cela, valeureux nain.

— Bwahaha !

— C’était un conflit de loyauté, légitime qui plus est, poursuivit Jarlaxle. Il jeta un coup d’œil à Athrogate pour tenter d’évaluer sa réaction.

Athrogate livrait une lutte à mort avec Entreri lorsque Jarlaxle était intervenu. Grâce à l’un de ses nombreux accessoires magiques, le drow avait ouvert un trou enchanté de trente mètres dans lequel le nain, surpris, était tombé. Tout à ses plaintes et lamentations, la créature rendue ainsi impuissante n’avait pas voulu reconnaître ses torts, jusqu’à ce qu’Entreri jette dans la fosse le cadavre du magicien compagnon du nain.

— Tu connais pas Knellict comme moi, répondit Athrogate dans un murmure.

De nouveau, Jarlaxle fut abasourdi par le tremblement qu’il percevait dans la voix, d’ordinaire intrépide, du nain à la simple mention du nom de Knellict, qui à cette époque était soit le premier assistant de Timoshenko, le grand-père des Assassins de la toute-puissante guide des assassins de la Damarie, soit, comme le prétendait la rumeur, le grand-père lui-même.

— Une fois, je l’ai vu transformer un nain en crapaud et un autre en serpent affamé, poursuivit Athrogate. (Il se redressa de nouveau et frissonna.) Au milieu du dîner, il leur redonna leur apparence d’origine.

Ce niveau de cruauté ne surprit ni n’émut Jarlaxle, troisième fils de la Maison Baenre, qui, nourrisson, avait été poignardé en pleine poitrine par sa propre mère, en guise de sacrifice à l’infâme déesse qui régnait sur le monde des drows. Jarlaxle avait passé des siècles à Menzoberranzan, à vivre et respirer dans la cruauté et la violence infinies de cette race malveillante. Rien de ce qu’Athrogate lui avait dit, rien de ce qu’Athrogate pourrait lui dire ne susciterait jamais chez lui un tremblement comme celui qui avait parcouru le nain durant son récit.

En outre, le drow n’en attendait pas moins de Knellict. Ce dernier était l’ombre noire d’une organisation agissant dans les ténèbres, la citadelle des Assassins si redoutée. De sa propre expérience comme chef du groupe de mercenaires Bregan D’aerthe, Jarlaxle savait que, dans ce type d’organisation, le responsable (en l’occurrence Timoshenko pour la citadelle) exerçait un rôle plus modéré et politique, tandis que les lieutenants, comme Knellict, étaient les hommes de main cruels agissant en coulisse, les féroces agents qui se délectaient de voir les adeptes comme les ennemis potentiels à la merci du bon vouloir du chef.

Pour couronner le tout, Knellict faisait partie de la race des magiciens, des êtres que Jarlaxle avait toujours considérés comme capables de la pire férocité. Peut-être leur entendement supérieur leur épargnait-il les tourments suscités par leurs actes. Peut-être l’arrogance, fréquente parmi les intelligences hors du commun, leur permettait-elle de se dissocier des personnes ordinaires, comme un homme ordinaire écraserait un cafard sans remords. Ou peut-être était-ce parce que les sorciers attaquaient généralement à distance. À la différence des guerriers, dont les coups fatals plongeaient souvent dans le sang chaud de leur ennemi, les magiciens pouvaient jeter un sort de loin et observer ses effets destructeurs sans en être directement affectés.

Ils formaient un groupe complexe et dangereux, ces lanceurs d’enchantements, hautains et, en définitive, cruels. Au sein de Bregan d’aerthe, Jarlaxle avait souvent promu, pour ces mêmes raisons, des sorciers comme lieutenants ou même à des grades plus élevés.

Quant au nain à ses côtés, le drow se disait qu’il ne s’agissait pas non plus de le prendre à la légère. En dépit de ses propos enjoués et ridicules, Athrogate n’en restait pas moins un ennemi potentiellement nuisible et capable, qui avait lancé Artémis Entreri à ses trousses dans leur combat dans la construction de Zhengyi. Athrogate avait tout de l’agent de destruction que les guildes d’assassins (ou, en l’occurrence, les armées) rêvaient de recruter. Il avait acquis sa réputation à la Porte de Vaasie, charriant par sacs entiers les oreilles de créatures mises à prix. En outre, au-delà du caractère enflammé du nain, de ses fanfaronnades et de son exubérance, Jarlaxle sentait comme un abîme dans la personnalité d’Athrogate. Quelle que soit l’amitié que ce dernier pouvait porter au drow ou à Entreri, si l’ordre de les tuer venait d’en haut, Athrogate l’exécuterait sans sourciller. Il ne s’agirait pour lui que d’une mission comme une autre ; c’est d’ailleurs ce qu’avait vécu Entreri toutes ces années où il avait servi les pachas de Portcalim.

— Est-ce que ton ami se rend compte des honneurs qu’on lui fait ? demanda Athrogate. (Du menton, il désignait Entreri.) Chevalier de l’Ordre, c’est pas rien aujourd’hui dans les Terres héliotropes, avec Gareth pour roi.

— Je crois que non, et qu’il ne le veut pas non plus, répondit le drow.

Il éclata d’un petit rire en songeant à l’obstination d’Entreri. À l’exception des deux demi-orques, Arrayan et Olgerkhan, qui étaient restés à Palischuk, les survivants du combat contre Urshula la dracoliche et les autres laquais du château magique étaient vénérés comme de véritables héros au Village héliotrope. Même Calihye, qui n’avait pas pénétré dans la forteresse, et Davis Eng, soldat de l’armée héliotrope, blessé sur la route partant de la Porte de Vaasie, récolteraient des honneurs. Tous deux, ainsi qu’Athrogate, seraient élevés au titre de Citoyen de Haut Rang de la Damarie et de la Vaasie, grâce auquel ils pourraient prétendre à des rabais chez les marchands, être hébergés gratuitement dans toutes les auberges et, le plus appréciable pour Athrogate, bénéficier d’un premier verre gratuit dans les tavernes. Jarlaxle pouvait aisément se représenter le nain faire la tournée des comptoirs d’Héliogabale, éclusant premier verre sur premier verre.

Pour sa part, eu égard à sa contribution plus importante, Jarlaxle se verrait conférer un titre plus élevé, celui de Héros d’Héliotrope, qui, outre les avantages de la qualité inférieure, l’autoriserait à circuler gratuitement dans tout le royaume en plein essor et lui garantirait la protection de Gareth si nécessaire. Alors que le drow reconnaissait avoir joué un rôle essentiel dans la victoire, il s’était interrogé sur les différences de traitement, notamment entre lui et Athrogate, qui avait combattu vaillamment la dracoliche. Il les avait alors attribuées aux nombreuses frasques du nain, connues de tous, mais après avoir appris quels honneurs revenaient à Entreri, qui avait vaincu le monstre, Jarlaxle comprit peu à peu le fin mot de l’histoire. Ces différents titres avaient été habilement suggérés, de manière appropriée et légitime, par Knellict et la citadelle des Assassins. Le magicien avait déjà expliqué à Jarlaxle que sa valeur aux yeux de la Guilde dépendrait pour une large part de son aptitude à combler le vide laissé par la mort de la commandante Ellery, nièce éloignée du roi Gareth, qui était également en cheville avec cette organisation.

Pour Entreri, ce coup-là, amener le monstre à fourrer sa gueule dans la trappe qu’il avait ménagée à l’intérieur d’un tunnel latéral de sa tanière principale, avait changé le monde. Il était le héros du jour, en conséquence de quoi le roi Gareth lui conférerait le titre d’Apprenti Chevalier de l’Ordre.

Artémis Entreri, chevalier dans l’armée des paladins du roi… c’en était plus que Jarlaxle pouvait concevoir. Il éclata de rire.

— Bwahaha !

Le rire d’Athrogate résonna en écho, même si le nain ignorait tout de ce qui avait déclenché l’hilarité du drow. Il sembla en prendre conscience, ravala sa gaieté et déclara :

— Qu’est-ce qui te fait rire comme ça, noiraud ?

 

* * *

 

Des nuages bas à l’ouest assombrissaient le soleil déclinant de l’après-midi et la brise fraîche venait chatouiller agréablement maître Kane. Assis les jambes croisées, les mains sur les cuisses, paumes vers le haut, il gardait les yeux fermés, dirigeait son esprit vers l’intérieur de son être en veillant à détendre parfaitement son corps, s’appuyant sur le rythme de sa respiration pour favoriser sa concentration.

En règle générale, on ne voyageait pas sur un tapis volant les paupières closes, mais Kane, ancien grand-maître des Fleurs au Monastère de la Rose jaune, ne se souciait pas de détails aussi triviaux que le pilotage. De temps à autre, il ouvrait les yeux et rectifiait la direction, mais il considérait que, à moins de tomber sur un dragon s’élevant en flèche dans les cieux surplombant la Vallée héliotrope, sa sécurité était assurée.

Son estimation était si parfaite qu’il ouvrit les paupières juste au moment où le Village héliotrope apparaissait très loin en contrebas. Il repéra les principaux bâtiments, naturellement, qui ne l’impressionnèrent pas, pas même le palais majestueux de son cher ami, Gareth Tueurdedragons.

Les choses créées par la main de l’homme n’avaient que peu d’impact sur Kane, lui qui avait arpenté les corridors décorés du Monastère de la Rose jaune, mais l’Arbre Blanc…

Dès que le moine l’aperçut dans l’immense jardin bordant les rives du lac Midai, son cœur s’emplit d’une sérénité et d’un contentement qui ne pouvaient venir que de l’acceptation de soi comme partie d’un tout plus grand, éternel. Les semences de ce végétal, le Joyau de l’Arbre, avaient été confiées à Kane et à ses compagnons héroïques par Bahamut, le dragon de platine, le plus grand des dracosires, en reconnaissance de leurs efforts pour vaincre le Roi-Sorcier et ses associés démoniaques, et pour détruire la baguette d’Orcus.

L’Arbre Blanc symbolisait ce triomphe et, au-delà, servait de protection magique, empêchant les créatures du plan des Abysses de s’aventurer sur les Terres héliotropes. Il prouvait à Kane que leurs efforts avaient abouti non à une victoire temporaire, mais procuré un bienfait durable à cette terre qui était la sienne.

Tout en regardant l’arbre, Kane se pencha pour saisir son bâton de marche, fabriqué à partir d’une de ses branches. Lisse comme une pierre polie et aussi blanc qu’au moment où il avait été coupé, car la boue des chemins ne le noircissait pas, l’objet était aussi dur et solide que de l’adamantium et, dans les mains habiles de son propriétaire, il pouvait briser le roc.

Par la pensée, Kane dirigea le tapis magique vers le végétal et atterrit en douceur devant son tronc. Il resta assis jambes croisées, mains sur les cuisses, paumes tournées vers le ciel, le bâton sur les genoux, le temps d’offrir ses prières à l’arbre et ses remerciements à Bahamut, Seigneur des Dragons Bienveillants, pour son merveilleux présent.

— Eh bien, par la grâce du dieu saoul qui voit double !

Ce grondement tira le moine de sa méditation. Il se leva et se retourna, pas le moins du monde surpris de voir frère Dugald et ses quatre cents livres de chair humaine rouler jusqu’à lui.

Le mouvement ainsi engendré, qui aurait projeté en arrière d’imposants guerriers, ne fit pas bouger Kane d’un pouce.

Dugald serra le moine dans ses bras charnus et lui assena une tape vigoureuse dans le dos. Puis il le repoussa, ou plutôt, en tendant le bras, il reprit lui-même de la distance, car, là encore, l’autre ne remua pas.

— Ça fait si longtemps ! s’exclama Dugald. Mon ami, tu passes tes journées à arpenter le pays, ou bien tu restes au monastère, dans le sud, au point d’en oublier tes vieux compagnons du Village héliotrope.

— Je te porte en moi, répondit Kane. Tu voyages dans mes prières et mes pensées. Je n’oublie jamais aucun de vous.

La face empâtée du frère chauve acquiesça de façon enthousiaste et, à ses réactions exagérées tout comme aux effluves qui émanaient de sa personne, Kane sut que Dugald n’avait pas hésité à consommer le sang de la vigne. Le frère s’était trouvé une âme sœur au sein de l’Ordre du dieu Ilmater dans l’étude et le patronage de saint Dionysus, le patron des spiritueux, dont il était un disciple des plus loyaux.

Kane se souvint que ses vœux de discipline eu égard aux alcools forts avaient été motivés par un choix conscient. Il ne devait pas juger les autres sur la base de ses critères personnels.

Il se détourna de Dugald pour contempler l’arbre, dont les branches éparses se détachaient sur le lac paisible à l’arrière-plan. Il avait un peu poussé au cours des deux dernières années, pendant lesquelles Kane n’était pas retourné au Village héliotrope, et bien que le végétal n’ait que douze ans, il mesurait déjà près de dix mètres, déployant des branches noueuses et fortes, dont il faisait don de temps à autre à des héros pour qu’ils fabriquent dans son bois magique des objets de pouvoir.

— Tu es parti trop longtemps, fit remarquer Dugald.

— Je suis comme ça.

— Que puis-je répondre à cela ? demanda le frère. (Kane se borna à hausser les épaules.) Tu es venu pour la cérémonie ?

— Pour m’entretenir avec Gareth, oui.

Dugald lui jeta un regard soupçonneux.

— Que sais-tu ? s’enquit-il.

— Je sais que sa décision d’accrocher une médaille au cou d’un drow est pour le moins inattendue.

— Kane n’est pas le seul de cet avis, répondit Dugald. Et cet être, d’après ce qu’on dit, est des plus étranges, même au regard des siens. Qu’as-tu appris de lui ? Gareth ne connaît que les rumeurs.

— Et pourtant il s’apprête à lui conférer le titre de Héros d’Héliotrope, et à son compagnon le statut de Chevalier de l’Ordre ?

— Apprenti Chevalier, corrigea Dugald.

— Nuance temporaire.

Le frère acquiesça. Tous ceux qui s’étaient vu attribuer le titre d’Apprenti Chevalier avaient accédé, dans les deux ans, au plein statut de Chevalier, à l’exception bien sûr de messire Liam des halfelins du bas, disparu et présumé mort en regagnant sa demeure après la cérémonie d’honneur.

— Aurais-tu des raisons de croire, mon ami, que ce drow n’en soit pas digne ? demanda Dugald.

— C’est un elfe noir. (Le frère soupira, le regard pensif, presque accusateur.) Oui, la preuve nous est donnée par les sœurs d’Eilistraée, ajouta Kane. Le Monastère de la Rose jaune a pour principe de juger les actes et non l’héritage des individus. Mais c’est un drow, et il n’est arrivé ici que dernièrement, qui plus est. Personne ne sait rien de lui et la rumeur selon laquelle il servirait Eilistraée n’est pas parvenue jusqu’à moi.

— Le général Dannaway de la Porte de Vaasie rencontre en ce moment même le roi et dame Christine, annonça Dugald. Il ne tarit pas d’éloges sur les exploits de ce Jarlaxle et de celui qui sera nommé Apprenti Chevalier.

— De formidables guerriers.

— À ce qu’il paraît.

— L’habilité à manier l’épée constitue l’aptitude la moins importante d’un Chevalier de l’Ordre, affirma Kane.

— Les chevaliers doivent assumer leur part de conquête, rétorqua Dugald.

— Pureté de l’objectif, fidélité à sa conscience, ainsi que la discipline nécessaire pour frapper ou tenir dans l’intérêt d’Héliotrope, répliqua Kane du tac au tac, en citant le passage clé du serment des chevaliers d’Héliotrope.

» Nul doute que l’honorable général Dannaway saura témoigner de leurs exploits dans les combats par-delà la Porte de Vaasie, mais il en sait peu sur leur personnalité.

Dugald regarda son interlocuteur avec curiosité.

— Je parie en revanche que mon ami Kane en sait plus !

Le moine haussa les épaules. Avant d’entreprendre son voyage jusqu’au Village héliotrope, il s’était entretenu avec Hobart Remonteceinture, le chef halfelin des guerriers Brise-genoux, qui opéraient dernièrement à partir de la Porte de Vaasie. Hobart lui avait donné quelques éléments sur le duo étonnant que formaient Jarlaxle et Entreri, mais rien d’assez substantiel pour que Kane en tire de quelconques conclusions. En vérité, le moine n’avait aucune raison de croire que ces deux êtres étaient différents de ce que laissaient à penser leurs agissements à la Porte de Vaasie et lors du combat aux alentours de Palischuk. Mais il savait aussi que ces actes n’avaient pas été déterminants.

— Je crains que le choix de Gareth soit prématuré, c’est tout, déclara-t-il.

Le frère acquiesça, puis se tourna et agita le bras en direction du nord, où se trouvait le majestueux palais de Gareth et de Christine. Encore en construction après dix ans de travaux, le bâtiment se composait de la demeure d’origine de Tranth, résidence du baron d’Héliotrope, qui avait été élargie et dotée, à chaque extrémité, d’ailes perpendiculaires. La plus grande partie du chantier actuel ne concernait que des détails mineurs, des finitions, comme la construction de parapets ornementaux et l’élaboration de vitraux. Les habitants du Village héliotrope ; en fait, les habitants et les artisans de l’ensemble de la région connue sous le nom des Terres héliotropes, désiraient que le palais de leur roi soit à la hauteur de ses actes et de sa réputation. Avec Gareth Tueurdedragons, il s’agissait pour le moins d’un objectif ambitieux, qui occuperait pendant des années l’ensemble des artisans de la contrée.

Côte à cote, Dugald et Kane allèrent rendre visite à leurs amis. Ils entrèrent sans être questionnés, passèrent devant des gardes qui s’inclinèrent en signe de respect devant l’homme vêtu de haillons. Quiconque ignorant la réputation du grand-maître Kane n’aurait pu deviner son identité à son apparence. D’âge mûr, il était mince, voire maigre, avec une barbe et des cheveux blancs très fins. Il était affublé de guenilles et ne portait aucun bijou, à l’exception de deux anneaux magiques. Sa ceinture était fabriquée dans de la corde grossière, ses sandales usées et élimées. Seul son bâton de marche, immaculé comme le bois de l’arbre dans lequel il avait été fabriqué, semblait hors du commun, mais il ne constituait à lui seul pas un indice suffisant quant à la nature de cet être à la piètre apparence.

Or Kane, simple vagabond, était celui qui avait porté le coup fatal au Roi-Sorcier Zhengyi, de la poigne duquel il avait libéré les Terres héliotropes.

Les sentinelles, qui le reconnurent, s’inclinèrent sur son passage et échangèrent avec animation lorsqu’il se fut éloigné.

Lorsque les deux visiteurs atteignirent les portes de bois blanc ouvragées, elles aussi présents de l’Arbre Blanc, qui menaient à la salle d’audience de Gareth, et que les gardes ouvrirent avec précipitation, ils découvrirent qu’un autre membre de leur ancien clan d’aventuriers s’était annoncé. Les propos aussi vifs que décousus de Célédon Kierney leur parvinrent, une fois le portail ouvert.

— Il semblerait que Gareth ait rameuté l’ensemble de la Voix des Ombres, fit remarquer Kane à Dugald. C’est une bonne chose.

— N’est-ce pas la raison de ta visite ? demanda Dugald, car Kane, à l’instar de Célédon, appartenait à ce réseau d’éclaireurs d’Héliotrope baptisé la Voix des Ombres, le moine étant d’ailleurs son agent principal en Vaasie.

Kane fit « non » de la tête.

— Je n’ai répondu à aucun appel officiel, non. J’ai agi par prudence.

Les portes s’ouvrirent en grand et les deux compagnons avancèrent sur le seuil. Dans la salle, toutes les conversations cessèrent. Un large sourire vint éclairer le beau visage du roi Gareth. Dugald, naturellement, était attendu, mais la venue de Kane semblait être une surprise des plus plaisantes.

La belle dame Christine eut une réaction similaire, même si elle se montrait comme à l’accoutumée plus réservée que son passionné époux.

Célédon dirigea vers Kane le dos de sa main droite, doigts tendus, pouce vers le haut, avant de la retourner pour porter le doigt à son cœur, dans le salut traditionnel de la Voix des Ombres.

Le moine répondit par un signe de tête et s’avança aux côtés de Dugald jusqu’à l’estrade sur laquelle étaient placés les trônes de Gareth et de Christine. Immédiatement, il remarqua la lassitude dans les yeux bleus du souverain. L’homme paraissait très en forme pour ses quarante ans. Il portait une tunique noire sans manches, dévoilant ses bras musclés qui ne trahissaient aucune faiblesse. Sa chevelure était encore sombre, même si des touches poivre et sel avaient fait, çà et là, leur apparition. Sa mâchoire restait ferme et anguleuse.

Mais ses yeux…

Le bleu étincelait toujours de son éclat de jeunesse, cependant Kane, au-delà de la flamme, s’attarda sur la lourdeur accrue des paupières et la légère décoloration du contour de l’œil. Le poids de la direction du pays venait peser sur ses épaules robustes, en dépit de ses dispositions et de l’amour que lui portait la quasi-totalité des citoyens de la Damarie.

Kane savait qu’il s’agissait du prix à payer pour l’exercice du pouvoir et de ses responsabilités. Il s’agissait d’une charge à laquelle il était impossible de se dérober.

L’étiquette de la cour voulait que le roi Gareth parle le premier pour accueillir officiellement ses invités, mais Célédon Kierney se plaça entre ces derniers et le couple royal.

— Un drow ! gémit-il. (Il agita les bras en signe d’incrédulité.) Nul doute que c’est ce qui amène maître Kane à la cour… sa surprise, non, son étonnement, à vous voir agir de la sorte.

Gareth soupira et jeta un regard plaintif vers le moine. Pourtant, l’attention de Kane fut distraite par le plissement de nez du général Dannaway, qui l’observait avec un dégoût manifeste. Le moine, vêtu de haillons crasseux, était accoutumé à être dévisagé de la sorte, bien sûr, et ne s’en formalisait pas.

Pourtant, il soutint avec une telle intensité le regard de Dannaway que celui-ci recula d’un pas.

— Je… je dois m’en aller, mon roi, balbutia-t-il sans cesser de s’incliner.

— Bien sûr, répondit Gareth. Vous pouvez vous retirer.

Dannaway se dirigea immédiatement vers la sortie et plissa de nouveau le nez en passant auprès de Kane, indifférent.

Mais Dugald, tout sourires, n’avait pas la même générosité que son compagnon. Il posa sa main sur le coude du général pour le stopper et le forcer à se retourner, avant de murmurer, suffisamment fort toutefois pour que tous puissent entendre :

— Il pourrait te déchirer la poitrine de ses mains, arracher ton cœur, le tenir encore battant devant tes yeux incrédules et le replacer avant même que ton corps défaille.

Il ponctua ses propos d’un clin d’œil exagéré. Troublé, Dannaway s’enfuit en titubant et faillit tomber.

Sa précipitation fut telle que, si le garde n’avait pas ouvert les portes blanches en le voyant approcher, nul doute qu’il aurait foncé dedans la tête la première.

— Dugald…, l’avertit dame Christine.

— Bien fait pour lui, répliqua le gros frère, avant d’éclater de rire, bientôt imité par Célédon.

Gareth s’esclaffa à son tour, et même dame Christine ne parvint pas à dissimuler complètement son hilarité. Kane, en revanche, trahit peu d’émotions.

Désormais, les cinq amis étaient entre eux. Les faux-semblants et le protocole s’effaçaient devant les liens qu’ils avaient tissés grâce à leurs expériences communes.

— Un drow ? demanda Kane après que les rires se furent calmés.

— Dannaway ne tarit pas d’éloges sur lui et sur son ami, répondit Gareth.

— Dannaway le voit surtout comme un moyen de retirer de la gloire des événements qui se sont déroulés à la porte, renchérit Célédon. Et comme une façon d’atténuer les pertes gigantesques subies lors du voyage qu’il conduisit vers la réplique de Château-Péril.

— Une pâle imitation, à en juger par la facilité avec laquelle ces vagabonds ont gagné le combat, ironisa Dugald.

— Nous ignorons leur valeur, déclara Kane. Et je rappellerai à tous qu’un très grand rôdeur a péri dans cette forteresse. Nous ne savons rien de sa vraie nature et de l’étendue de ses pouvoirs. La Voix des Ombres a envoyé Riordan à Palischuk pour mener une enquête approfondie.

La mention de Riordan Parnell suscita l’assentiment général. Autre membre du groupe des sept ayant vaincu Zhengyi, le barde continuait à servir au mieux le pays grâce à son aptitude troublante à soutirer la vérité à des témoins réticents.

— Naturellement, d’autres enquêtes seront nécessaires, dit Kane. Je suggère que nous nous abstenions de réagir jusqu’à ce qu’elles soient terminées.

— Toujours sur le qui-vive, pas vrai, mon ami ? demanda Gareth.

— Riordan a répondu à la requête du duc de Soravie, répondit le moine. Il faisait allusion à un autre des sept héros, Olwen Bois-ami, un homme robuste comme un ours, dont le rire ébranlait plus souvent qu’à son tour les murs des tavernes.

» Olwen n’a pas très bien pris la nouvelle de la mort de Mariabronne.

— Son protégé, ajouta Dugald. (Il hocha la tête.) Il a été son guide pendant très longtemps et a passé récemment beaucoup de temps à ses côtés. (Il soupira et opina de nouveau du chef.) Je me dois d’offrir à Olwen un peu de réconfort.

— Le duc de Soravie n’assistera pas demain à la cérémonie, acquiesça Gareth.

— Nul doute qu’il la considère prématurée, riposta Kane.

— Nous avons des dignitaires en visite qui souhaitent y participer, intervint dame Christine. La baronne Sylvia d’Ostel…

— Nous ne pouvons nier les exploits de ce groupe, interrompit Gareth, tandis que Kane regardait toujours Christine.

— La baronne d’Ostel, répéta le moine. Dont l’allié le plus proche est…

— Le baron de Morov, compléta Célédon. Dimian Ree.

Gareth se frotta le menton.

— Ree est un personnage grossier, je le reconnais. Mais il est, avant tout, un baron de Damarie. (Célédon chercha à l’interrompre, mais Gareth l’arrêta d’un signe de main.) J’ai eu vent des rumeurs de son lien avec Timoshenko, fit le roi. Je ne les mets pas en doute, bien qu’aucun de nous n’ait eu de preuves solides venant corroborer les relations entre Morov et la citadelle des Assassins. Même si elles étaient avérées, je ne pourrais agir contre Dimian Ree. Héliogabale est son domaine, qui reste en outre la principale cité de Damarie, que je sois ici ou là.

Le point de vue de Gareth suscita l’assentiment de tous dans la pièce. Les sœurs baronnes, comme on surnommait fréquemment Morov et Ostel, commandaient le centre de la Damarie ; le baron Ree et la baronne Sylvia jouissaient de la loyauté absolue de plus de soixante mille Damariens, soit près de la moitié de la population du royaume. Manifestement, Gareth était un roi aimé, mais tous avaient conscience que son ascension était le résultat de nombreux tâtonnements. L’unification de la Damarie sous l’autorité d’un seul et unique souverain avait nécessité qu’il limite le pouvoir de plusieurs baronnies établies de longue date. Lorsqu’il tenta de placer la Vaasie sous sa tutelle afin de constituer le Royaume héliotrope, plus étendu, il avait rencontré la désapprobation de nombre de Damariens, qui toute leur vie avaient considéré la farouche Vaasie comme source de leurs maux.

Les commentaires allaient bon train, plus à l’extérieur du Village héliotrope qu’en son sein, comme le savaient pertinemment Gareth et l’assemblée présente dans la pièce ; tous ne plébiscitaient pas la création du vaste Royaume héliotrope, ni l’unification de baronnies précédemment indépendantes.

Bien que la baronne Sylvia et dame Christine aient, ces dernières années, noué une sorte d’amitié, personne dans la salle ne tenait en haute estime le baron Dimian Ree de Morov, que l’on considérait comme le prototype même du politicien intéressé. Mais nul n’osait non plus le sous-estimer, compte tenu de l’instabilité du climat politique, de sorte que les propos de Gareth mirent un terme au débat.

— Le drow et son ami approchent du Village héliotrope, accompagnés d’un nain, déclara Kane.

— Il répond au nom d’Athrogate, ajouta Gareth. Un personnage des plus déplaisants, mais un bon guerrier. Un de ses congénères est mort dans l’assaut du château et sera honoré à titre posthume.

— De notoriété publique, Athrogate est un allié de Timoshenko et de Knellict, reprit Kane. Comme l’était le mage Canthan qui périt aussi dans la forteresse.

— Maître Kane, c’est à un complot que vous faites allusion, souligna Christine.

Le moine accepta la pique de bonne grâce et s’inclina devant la reine d’Héliotrope.

— Non, madame, corrigea-t-il. Il est de mon devoir de servir le trône de Gareth et le roi Gareth, et je le remplis. La toile d’un complot éventuel est peu visible sous une lumière propice, à moins qu’il s’agisse d’une illusion d’optique.

— Tous les fils mènent à l’araignée, intervint Célédon, d’une voix plutôt sonore. Quelque chose ne va pas, je le sais. Il y a là plus que ce que nous pouvons distinguer, et nous ne devrions pas conférer des honneurs tels que le titre d’Apprenti Chevalier de l’ordre tant que nos doutes ne seront pas intégralement dissipés. Je ne…

Kane l’interrompit d’un geste de la main, juste avant que Gareth ait pu lui intimer l’ordre de se taire.

— Ce drow, son compagnon humain, et le nain…, commença le moine d’une voix calme. S’ils se révèlent être des amis, nous aurons gagné des alliés valeureux. Mais s’ils sont des ennemis, nous les aurons sous notre surveillance. Identifier son adversaire est le meilleur atout du guerrier. Si ton désir est de demeurer roi, Gareth mon ami, et d’étendre ton royaume au-delà de la porte du Nord, alors il te faut connaître Athrogate et les créatures de l’ombre qui tirent les ficelles.

— Et si ces trois personnages, ce drow, le nain et l’homme que j’adouberai demain étaient véritablement en cheville avec la citadelle des Assassins ? demanda Gareth.

Mais son sourire trahit le fait qu’il connaissait déjà la réponse.

Kane haussa les épaules comme si cette éventualité avait peu d’importance.

— Nous les récompenserons et les honorerons, et jamais nous ne leur permettrons d’accéder à une position ou un rang depuis lequel ils pourraient nous causer des dommages.

Cette affirmation calma même Célédon, car, lorsque Kane prononçait de tels propos, il tenait toujours promesse.

Célédon, Dugald et Kane prirent congé peu après, non sans s’engager à revenir plus tard dans la soirée pour un festin donné pour eux.

— Tu espères attirer Olwen ici avec de majestueuses agapes, déclara Christine à Gareth lorsqu’ils furent seuls à l’exception des gardes, une constante dans leur vie au point qu’ils étaient devenus invisibles à leurs yeux.

— La rumeur dit qu’Olwen peut sentir un orque à plus d’une centaine de mètres, répliqua Gareth. Tout comme elle affirme qu’il peut humer le fumet d’un banquet à plus d’une centaine de kilomètres.

— Kinbrace est plus éloigné encore, lui rappela Christine.

Elle faisait référence au siège du pouvoir de la Soravie, demeure d’Olwen. Même avec ses bottes magiques, même poussé par les gargouillis de son estomac, Olwen ne parviendrait pas à couvrir cette distance à temps pour le festin.

— Je pensais qu’un autre pourrait bien apprécier ce rassemblement du groupe des sept, répondit Gareth, espiègle.

Christine ouvrit tout ronds ses yeux bleus, car elle savait de qui parlait son mari, et la perspective de recevoir Emelyn le Gris ne l’enchantait guère. Le plus âgé du groupe des sept ayant vaincu Zhengyi, avec ses soixante-dix printemps bien sonnés, accordait une signification toute particulière au terme de « civilité », qui souvent mettait à mal la patience de dame Christine. Elle s’était réjouie quand, il y a de cela des années, le mage avait annoncé qu’il retournait dans la forêt de Warren, à plus de dix kilomètres du Village héliotrope et s’était félicitée de constater que ses visites se faisaient rares.

Gareth sortit de la salle d’audience par un couloir latéral qui menait à ses appartements privés. Il pénétra dans le petit boudoir de sa chambre à coucher et se dirigea vers un bureau placé devant le mur latéral, près de la porte de la pièce. L’arrière du meuble dépassait de la table à écrire et était recouvert d’un tissu de soie. Le roi retira l’étoffe et dévoila un miroir, serti d’or moulé dans des runes et des symboles exotiques. Sur le côté de la glace, il fit glisser une petite boule rouge de quinze centimètres insérée dans une base dorée. Il la plaça juste devant le miroir et leva la main comme pour la cacher.

— Il n’y a pas d’autre moyen ? demanda Christine dans son dos.

Gareth l’observa et lui sourit de nouveau lorsqu’elle fit ses yeux ronds. Il savait qu’elle n’était qu’à moitié sérieuse, car Emelyn était véritablement éprouvant et, en vérité, le souverain n’avait pas été fâché d’apprendre la décision du mage de se « retirer » avec les centaures dans la forêt de Warren.

— Nous aurons peut-être besoin très bientôt des services d’Emelyn, répondit Gareth.

Il plaça sa paume en haut de la sphère rouge et ferma les paupières. Par la pensée, il imaginait son vieil ami.

Quelques instants plus tard, il regarda dans le miroir et, au lieu d’y voir son reflet, y aperçut une pièce, remplie de fioles et de crânes, de livres et de breloques, de statues de toutes tailles, ainsi qu’un magnifique bureau de bois blanc aussi vivant que l’arbre blanc à partir duquel il avait été fabriqué.

Assis au pupitre, tournant le dos à Gareth, se trouvait un vieil homme vêtu d’une toge de couleur gris satiné. Ses cheveux blancs, longs et en bataille, atteignaient presque l’écritoire ; en fait, l’aspect de certaines mèches laissait deviner qu’elles avaient plus souvent qu’à leur tour trempé dans l’encrier quand il était penché sur des parchemins.

— Emelyn ? appela Gareth, avant de se faire plus insistant. Emelyn !

Le mage se redressa, jeta un coup d’œil à gauche puis à droite, avant de se retourner pour regarder derrière lui, dans un miroir similaire à celui du roi, accroché au mur.

— Alors comme ça, on espionne sans être invité ? s’enquit-il de sa voix nasale et rêche.

» Tu espérais sans doute apercevoir Gabrielle, ajouta-t-il avec un gloussement.

Gareth se contenta de hocher la tête et se demanda encore une fois pour quelle raison une femme de la jeunesse et de la beauté de Gabrielle avait accepté d’épouser ce vieux cinglé.

— Oh, je vois clair dans ton jeu ! l’accusa Emelyn.

Il agitait un doigt noueux en direction de Gareth, son sourire dévoilant une dentition jaune et irrégulière.

— Un de ceux dans l’art desquels tu es passé maître, répliqua Gareth d’un ton sec, raison pour laquelle je recouvre mon miroir d’un drap.

Le sourire du mage disparut.

— Tu n’as jamais été homme à partager, Gareth.

Derrière le roi, dame Christine se racla bruyamment la gorge pour manifester sa présence. Ce qui naturellement n’eut pour effet que de faire glousser plus encore le mage.

— Je te cherchais, mon ami, bien que la vue de dame Gabrielle soit plus plaisante à mes yeux, dit Gareth.

— Elle se trouve à Héliogabale, à la recherche de composants et de potions.

— Quel dommage, car je venais avec une invitation.

— Pour assister à la cérémonie en l’honneur d’un drow ? demanda Emelyn. Bah !

Gareth acquiesça. Il se doutait naturellement que son interlocuteur aurait eu vent de la solennité du lendemain. Nul doute que la nouvelle s’était propagée dans toute la Vallée héliotrope.

— Kane et Célédon sont arrivés au Village héliotrope, expliqua Gareth. Je crois que le moment est bien choisi pour de vieux amis de se retrouver pour manger, boire et évoquer leurs aventures passées.

Emelyn commença par formuler une réponse apparemment négative, avant de s’arrêter net. Il se mordit la lèvre. L’instant d’après, il se leva de son siège et fit face directement à Gareth.

— Je ne peux pas faire grand-chose avant le retour de Gabrielle, dit-il.

Le miroir se remplit de fumée.

Tout comme la pièce. Gareth et Christine poussèrent un cri et reculèrent.

L’émanation se dissipa, dévoilant un Emelyn crachotant, qui agitait les mains devant son visage pour chasser la fumée.

— C’est la première fois… que je crée une telle combustion, expliqua-t-il entre ses quintes de toux. (Il finit par se redresser et lisser sa toge. Il scruta les yeux fixes de Gareth et de Christine, avant de revenir au roi.) Alors à quelle heure est le repas ?

— J’espérais que tu passes prendre Olwen pour le festin, ajouta Gareth.

— Olwen ?

— Le duc de Soravie, clarifia Christine, Emelyn lui jeta un regard.

— Et comment le localiser ? demanda Emelyn. Ces derniers temps, il n’est jamais à proximité des six châteaux de Kinbrace. Toujours par monts et par vaux.

— On pourrait le chercher, rétorqua Gareth. Il fit un pas de côté et esquissa un signe en direction du miroir magique.

— Plus qu’un repas ? s’enquit Emelyn.

— As-tu entendu parler des événements en Vaasie ?

— J’ai entendu dire que tu envisageais d’accorder les honneurs à un drow, et qu’il y a aussi un futur chevalier.

— Une construction de Zhengyi est apparue au nord de Palischuk, expliqua Gareth.

— Elles semblent se multiplier ces derniers temps. Il y avait une tour en dehors d’Héliogabale…

— Mariabronne le Vagabond est tombé dans ces murs.

Emelyn se campa sur ses talons.

— On dit qu’il s’agissait d’une réplique de Château-Péril, intervint dame Christine. Avec des gargouilles vivantes, sous le contrôle d’une dracoliche.

Les yeux du mage, gris comme la toge qu’il portait, s’agrandissaient à chaque détail.

— Le drow et ses compagnons sont-ils venus à bout de cette menace ?

Gareth approuva.

— Mais la construction subsiste.

— Et tu attends de moi que je vole vers le nord pour voir ce que je peux apprendre, compléta Emelyn.

— La prudence le recommande.

— Et Olwen dans tout cela ? questionna Emelyn. (Mais avant que Gareth et Christine aient pu répondre, le vieux mage poussa un petit cri et leva la main.)

» Mariabronne, bien sûr ! J’avais oublié l’affection d’Olwen pour lui.

— Tu le trouveras ? demanda Gareth au mage.

Il fit un geste en direction du miroir.

Emelyn acquiesça et s’avança.

 

* * *

 

À Faerûn, personne ne pouvait rivaliser pour la préparation d’un banquet avec Christine Tueurdedragons, fille du baron Tranth, l’ancien souverain de la région connue sous le nom de Vallée héliotrope, qui comprenait le Village héliotrope. Ayant grandi à l’époque de Zhengyi, dans la noble Maison qui contrôlait le seul passage entre la Vaasie et la Damarie, Christine avait assisté à une multitude de festins préparés en l’honneur de dignitaires en visite, en provenance tout à la fois des duchés et des baronnies de la Damarie et de la cour de Zhengyi. Dans les années qui avaient précédé la guerre ouverte, nombre des intrigues ayant placé la Damarie dans une position vulnérable face aux desseins impérialistes de Zhengyi s’étaient déroulées ici même, au Village héliotrope, à la table du baron Tranth.

Naturellement, le repas prévu pour le soir même ne se plaçait pas sous les mêmes auspices. Les convives étaient les amis de Gareth, des compagnons honnêtes et fidèles qui avaient combattu à ses côtés dans la lutte désespérée contre le Roi-Sorcier. Riordan Parnell serait absent, en route pour Palischuk, ce qui compliquait quelque peu les choses pour Christine. S’il avait été là, Riordan, en barde extraordinaire, aurait assuré à lui seul la plus grande part des divertissements. Et pour Gareth, l’amusement était d’une importance cruciale.

— Ce dîner a pour objet de trouver un accord sur les objectifs et la conduite à tenir, dit-il à Christine peu de temps après qu’Emelyn s’était envolé pour la Soravie. Mais avant tout, nous le donnons pour Olwen. Dans les faits, il a perdu un enfant.

— Et nous avons tous deux perdu une nièce, lui rappela Christine.

Gareth acquiesça, mais ni l’un ni l’autre n’étaient véritablement accablés par la mort de la commandante Ellery. C’était un membre de la famille, mais un membre éloigné, et Gareth et Christine, qui plus est, l’avaient très peu connue. Gareth ne l’avait vue qu’en de rares occasions et ne lui avait adressé qu’une seule fois la parole, lorsqu’elle avait été nommée dans l’armée héliotrope.

— Cette soirée est pour Olwen, approuva Christine avant de sortir.

Peu après cependant, ils découvrirent qu’ils avaient tous deux tort. Emelyn le Gris, de retour de Soravie, apparut au milieu d’un nuage de fumée dans la salle d’audience de Gareth. Il toussait et agitait les mains, plus par gêne que par véritable espoir de dissiper l’émanation, et secouait la tête.

— Olwen n’est pas dans son château, expliqua le vieux mage. Tout comme il est introuvable en ville, à Kinnery ou encore à Steppenhall. Il est parti, accompagné d’une escorte de rôdeurs, peu après que la nouvelle de la mort de Mariabronne s’est propagée à Kinbrace. Qui sait quelles stupidités ils ont à l’esprit.

— Des rôdeurs ? demanda Gareth.

— Des druides, alors ? proposa Emelyn. Comment nommer autrement ces hommes qui dansent autour des arbres et offrent leurs prières de gratitude à des créatures belles et bienveillantes juste avant de les tuer ?

— « Rôdeurs » conviendra, trancha le roi. Emelyn hocha sa vieille tête ridée.

— As-tu une vague idée de l’endroit où ils ont pu aller ? s’enquit Gareth.

— Quelque part vers le nord-est, vers un bosquet qu’ils considèrent sûrement comme sacré.

— Des funérailles ?

Emelyn haussa les épaules.

— Et il n’y avait aucun moyen de le trouver ? insista le roi.

Le regard d’Emelyn commençait à trahir un certain agacement, son expression indiquant clairement à Gareth que, s’il avait pu le repérer, Olwen se tiendrait en ce moment même devant lui.

— Olwen a toujours été un aventurier, lui rappela Emelyn. Il a connu autant de défaites que de victoires et a enterré de nombreux amis.

— Comme nous tous.

— Il surmontera sa tristesse, déclara le mage. Il vaut peut-être mieux qu’il ne soit pas là le matin où tu rendras hommage à ceux qui ont survécu à l’épisode de la construction de Zhengyi. Tu peux être sûr qu’Olwen exigerait des réponses à propos de ce drow.

— Nous avons tous des questions, mon ami, déclara Gareth.

Emelyn lui jeta un coup d’œil soupçonneux et son interlocuteur ne put s’empêcher de sourire face à la perspicacité de son vieux compagnon.

— Comment pourrait-il en être autrement ? demanda le roi. Une poignée d’hommes pour le moins étranges se dirige vers le nord pour notre compte, à notre insu, et nous nous retrouvons avec un groupe de vainqueurs tout aussi curieux. Nous avons une construction d’origine inconnue…

De sa main levée, Emelyn arrêta son ami.

— Je hais Palischuk, déclara-t-il.

Le sourire de Gareth s’élargit.

— Je ne pouvais confier à personne d’autre cette investigation des plus importantes. Riordan s’y trouve déjà, à faire ce qu’il fait de mieux, à savoir interroger les gens sans que ceux-ci s’en rendent compte, mais il n’a aucune compréhension de ce type de création magique.

— Je ne porte pas non plus Riordan dans mon cœur, grommela Emelyn, ce qui suscita chez Gareth un gloussement qu’il ne parvint pas à réprimer. Mais c’est un barde, n’est-ce pas ? Les bardes n’ont-ils pas des aptitudes spéciales pour déterminer les origines et l’histoire de lieux et de dweomers ?

— Emelyn…commença Gareth.

Le vieux mage maugréa.

— Palischuk. Joie des joies ! Être entouré de demi-orques à l’intelligence et la sagesse inégalées !

— L’un des héros qui a vaincu les gardes du château était une magicienne demi-orque, déclara Gareth, ce qui, l’espace d’un instant, sembla piquer la curiosité d’Emelyn.

Mais la réponse sarcastique ne se fit pas attendre.

— Quant à moi, je connais un nain qui danse avec une grâce inégalée. Pour un nain. Ce qui signifie que les ecclésiastiques de la région ont quelques orteils à soigner chez les spectateurs à l’issue des représentations. Un mage demi-orque saurait-il être plus prometteur ?

— Lorsque les survivants sont rentrés à la Porte de Vaasie, ils ont signalé que Wingham se trouvait à Palischuk.

Manifestement, cette information suscita le plus grand intérêt d’Emelyn.

— Assez, mon roi, capitula-t-il. Tu souhaites que je m’y rende, alors je m’y rendrai, mais il ne pourra s’agir d’un voyage aussi bref que mon déplacement en Soravie, un pays que je connais bien et vers lequel je peux me téléporter aisément. Attends-toi que je m’absente une dizaine de jours, et seulement si les énigmes présentées par la construction de Zenghyi ne sont pas trop complexes à démêler. Dois-je partir sur-le-champ ou puis-je partager avec vous le banquet avec lequel tu m’as attiré ici ?

— Festoie, et festoie bien, répondit Gareth avec un sourire, avant de s’interrompre et de reprendre son sérieux. J’imagine que ta magie est assez puissante pour te transporter le ventre plein ?

— Si tu n’étais pas le roi, je te ferais immédiatement une démonstration.

— Ah, mais si je n’étais pas le roi, Zhengyi ne l’autoriserait probablement pas.

Emelyn se contenta de secouer la tête, avant de se diriger vers les chambres des invités, où il pourrait se rafraîchir et se préparer pour la table de Christine.

 

* * *

 

Ce fut une nuit de toasts portés à la santé des amis et en souvenir du bon vieux temps. Les cinq compagnons d’aventure levèrent leurs verres en l’honneur d’Olwen, surtout, et de Mariabronne, qui s’était montré si prometteur. Ils renouvelèrent leur objectif d’unifier les Terres héliotropes, la Damarie et la Vaasie, au sein d’un même royaume et de vaincre les derniers partisans du tyran Zhengyi.

Ils parlèrent de la cérémonie du lendemain et échangèrent le peu d’informations dont ils disposaient sur l’homme qui serait fait chevalier et sur son curieux coéquipier à la peau d’ébène. Célédon Kierney promit qu’ils en sauraient bientôt plus sur l’étrange duo, parole à laquelle Kane acquiesça. Aucun désaccord ne se fit autour de la table entre les amis qui combattaient main dans la main depuis plus de dix ans. Ils connaissaient les défis qui les attendaient, les dangers potentiels, le mystère représenté par ces nouveaux venus, de sorte qu’ils définirent avec méthode leur stratégie.

Au petit matin, après avoir reçu la bénédiction de frère Dugald, Emelyn partit pour Palischuk, et Célédon pour Héliogabale. Ce dernier demanda à Kane de l’accompagner un bout de chemin grâce à son tapis volant, mais le moine refusa. Il désirait assister aux événements de la journée.

En se préparant pour la solennité, le roi Gareth et la reine Christine savaient qu’ils pouvaient compter sur le soutien de leurs puissants alliés.

La route du patriarche
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